Sous l'océan... l'île mystérieuse des Birvideaux

Quels sont ces chuchotements dans l’île mésolithique engloutie ?

 

Les métamorphoses d’un paysage insulaire

Le littoral du sud de la Bretagne dans l’Ouest de la France dispose de plusieurs îles, dont celles de Téviec et Hoedic sont les plus fameuses pour les préhistoriens qui travaillent sur le Mésolithique. Associant chacune des structures domestiques et funéraires immergés dans un niveau coquillier, ces sites ont été fouillés par M. et S.-J. Péquart entre 1928 et 1933 (Péquart et al., 1937, 1954). Des recherches ultérieures ont permis d’identifier d’autres occupations insulaires sur les grandes îles actuelles, comme Groix ou Belle-Île (Marchand, 2013). En ennoyant de larges zones côtières en avant des côtes actuelles, la transgression marine postérieure à la dernière glaciation a créé les îles d’aujourd’hui, mais elle en en a fait disparaître d’autres, à mesure que s’élevaient les eaux.

Tel est le cas de l’île des Birvideaux, plateau rocheux aujourd’hui submergé à l’ouest de la Presqu’île de Quiberon et qui supporte un phare de plus de trente mètres de haut alertant les marins des dangers de ces parages par mauvais temps. De manière assez surprenante, c’est l’attention portée à un ensemble de légendes qui entourent ces hauts fonds marins qui a permis son identification comme une île du Mésolithique. De curieuses convergences avec les connaissances archéologiques éveillèrent d’abord l’attention.

Les convergences entre les narrations populaires et celles des archéologues sont-elles le fruit de semblables cheminements cognitifs ? Comment gérer cette irruption du légendaire dans le tranquille cheminement du scientifique ? En juxtaposant les données géomorphologiques, archéologiques et folkloriques, ce travail est l’occasion d’évoquer la mémoire des lieux et les curieux cheminements qu’emprunte parfois l’enquête préhistorique. 
 
Ce travail a été publié plus en détail - en français - dans le Bulletin de l'AMARAI en 2019 et dans une version abrégée en 2020 - en anglais - dans Mesolithic Miscellany.

Carte des sites mésolithiques dans le sud de la Bretagne
Répartition des principaux sites insulaires et côtiers du second Mésolithique dans le sud de la Bretagne. Le niveau -8 m correspondrait aux plus hautes mers de la fin du Mésolithique, au sixième millénaire cal BC. Les sites sont numérotés : 1 : île aux moutons, 2 : le Gorzed, 3 : Quéhello, 4 : Kerhillio, 5 : Téviec, 6 : Beg-an-Aud, 7 : Beg-er-Vil, 8 : pointe de Kerzo, 9 : Bordelann, 10 : Porh Lezoned, 11 : Kervin, 12 : Malvant, 13 : Port-Neuf (Hoëdic), 14 : le Groah-Denn, 15 : Kerjouanno, 16 : Pors-Bali (DAO : Grégor Marchand, modifié de Marchand, 2013 et Meunier, 2004).

Les échos du folklore et de l’archéologie

Le plateau des Birvideaux serait le siège de la ville engloutie de l’Aïse, occupée par le peuple des Birvideaux (en français) ou des Berbidao (en breton). Ses habitants ont refusé de quitter les lieux alors que la mer montait, en coupant d’abord le lien terrestre avec le continent puis en submergeant définitivement les lieux. Depuis, dit la légende, ils vivent en gémissant sous la mer dans des grottes et anfractuosités comme des crabes. Ils se nourrissent de moules bleues et de patelles grises. À chaque fête de Saint-Colomban ou de Saint-Clément, le 23 novembre, ils sortent des eaux pour participer au Pardon (fête d’un saint-patron), enveloppés de manteaux rouges tissés de feu pur. Ils assistent à la messe et sont bénis par le prêtre. A la fin de la cérémonie, les vivants établissent un monticule de fagots et les habitants du plateau sous-marin passent devant la flamme et y jettent leurs manteaux rouges. Ils retournent ensuite vivre une année sous l’océan.


Le peuple englouti de l'Aïse
Évocations des âmes perdues des Birvideaux, condamnées d'après les légendes à manger des moules bleues et des patelles grises (Dessin de Gérald Musch, que je remercie particulièrement ici).


La légende des Birvideaux se ferait-elle l’écho de villages préhistoriques submergés, avec notamment leurs amas coquilliers ? Une ile recouverte lors de la remontée inéluctable de l’océan, un usage alimentaire de mollusques marins et des vêtements de feu : ces trois motifs sont comme des échos qui se répercutent entre la légende quiberonnaise et l’archéologie locale du Mésolithique. S’il n’est pas besoin d’insister sur les deux premiers, on s’attardera en revanche sur le troisième. Les si curieux manteaux de feu évoquent certaines pratiques funéraires du Mésolithique, telles qu’elles furent révélées par les fouilles de Marthe et Saint-Just Péquart sur l’îlot de Téviec de 1928 à 1930. A 12 km au nord-est du phare des Birvideaux, ce site comprenait en effet 10 tombes, abritant 23 individus, avec des pratiques funéraires impliquant le dépôt d’ocre rouge sur les corps inhumés et la réalisation de foyers sur les massifs de pierre couvrant les sépultures (Péquart et al., 1937).
 
Ile de Téviec
Emplacement du village et de la nécropole mésolithique de Téviec, à Saint-Pierre-Quiberon, fouillée par Marthe et Saint-Just Péquart (Photo : Grégor Marchand).
 
On notera cependant que les mentions écrites de cette légende sont bien antérieures à la fouille de Marthe et Saint-Just Péquart et qu’il ne peut s’agit d’une fantasque adaptation aux découvertes des préhistoriens. L’abbé Pierre-Marie Lavenot, prêtre mais aussi collecteur de mythes et archéologue, fait état de cette légende dans un article de 1886, tout en centrant son propos sur les paysages submergés au large du Morbihan (Lavenot, 1886). On y trouve ainsi une description d’une prétendue connexion entre Belle-Île et Houat, idée totalement démentie depuis, puisqu’au contraire l’embouchure de la Paléo-Vilaine séparait ces deux entités géographiques lors des dernières glaciations.

C’est à Roparh Er Mason (1900-1952) que l’on doit créditer la forme la plus célèbre de la légende des Birvideaux (Er Mason, 1943, p. 139). Son poème est consacré au jour du Pardon, « pour ceux qui se sont noyés sans extrême onction », lorsque sortent les noyés enveloppés de rouge. « Le froid qui nous brûlait lorsque nous étions dans l’eau glacée, c’est le feu qui prend sa place au pays des hommes. Il nous enveloppe entièrement comme d’énormes manteaux » (ibid. p. 140). L’accent est mis sur la pénitence des morts sans extrême onction, placés au purgatoire sous la mer, et il n’est nulle mention de la ville engloutie. Le poète fait en revanche apparaître un registre de couleur qui animera les versions ultérieures : le feu rouge, les moules bleues et les patelles grises.

Cette légende sera couchée sur le papier par Per-Jakez Hélias (1914-1995) en 1983 (publiée en breton dans les années 1950). Cette version reste la plus fréquemment citée, par exemple dans le « guide de la Bretagne mystérieuse » (Le Scouézec, 1989, p. 518-519). Les habitants voyaient se réduire la chaussée de galets qui les reliait au continent, puis la transformation de leur terre en une île ; une tempête la fit un jour disparaitre mais ses fidèles habitants restèrent y vivre, dans une grande indigence et moult afflictions. La sortie annuelle des eaux reprend ensuite les termes de Roparh Er Mason. 
 
Lucien Gourong publiera en 1999 une version assez proche, associant plusieurs collecteurs aux dires de sa grand-mère Elisa Le Visage. Cette fois, les habitants de la ville d’Aïse sont châtiés pour leur mécréance ; le reste du récit – et notamment la sortie des eaux qui est toujours le point d’orgue de la légende – est semblable aux autres versions. 
 
Autre évocation (Dessin talentueux de Gérald Musch, que je remercie vraiment beaucoup).

Le principe d’un souvenir de peuplades disparues et de terres englouties conservés dans les traditions populaires est l’une des options possibles pour interpréter cette légende (Le Scouézec, 1989, p. 518). Cette voie a été ainsi empruntée aux antipodes, en Australie, comme manière de dater des mythes, en leur attribuant donc une valeur littérale. Patrick D. Nunn et Nicolas J. Reid ont compilé 21 légendes d’inondation sur les côtes de cette île ; ils proposent de les dater à partir de la courbe de remontée marine, faisant remonter à sept millénaires avant nous certains de ces récits aborigènes (Nunn et Reid, 2016). Il nous semble que de telles hypothèses négligent beaucoup trop les chaînons de la transmission orale, c'est-à-dire pour les Birvideaux la vie et l’histoire mouvementée de plus de 250 générations d’êtres humains. Par ailleurs, le rôle prééminent de l’écriture dans la conservation longue de la mémoire en Europe occidentale, de même que la vigoureuse politique ecclésiastique de christianisation des espaces spirituels – physiques et psychiques – au cours des siècles interviennent de manière prépondérante dans toutes les constructions légendaires et il faut en tenir compte au premier chef.

Les légendes de villes englouties sont particulièrement nombreuses dans l’Ouest de la France, en mer ou dans des étangs (Sébillot, 1905, p. 60), mais aussi en divers endroits de la planète, où ces traditions de déluges locaux en châtiment d’une faute seraient souvent des réductions locales du mythe du Déluge (Le Quellec et Sergent, 2018, p. 1327-1330). Au Moyen-âge, le manteau rouge est le vêtement symbolique des pêcheurs et pécheresses, mais dans les légendes qui entourent Les Birvideaux, il n’est guère fait mention de fautes collectives ou individuelles, mais seulement d’une obstination à rester vivre dans l’île alors que l’océan les submerge. Selon certaines versions de la légende, ces habitants pourraient être des noyés sans sépulture placés au purgatoire, des morts incomplets faute de rites funéraires idoines, condamnés de ce fait à revenir inquiéter les vivants (Er Mason, 1943 ; Helias, 1983). 
 
L’Église catholique a bel et bien encadré la légende des Birvideaux, que l’on ne peut plus envisager sans des références permanentes à ses textes et à ses rites, avec peut-être un vieux fonds celtique qui placerait l’au-delà dans des îles du couchant.

Émersion puis submersion d’une île mésolithique

Les relevés bathymétriques et les courbes de variation des niveaux marins ne permettent pas encore de dessiner avec certitude les contours des îles des premiers millénaires de l’Holocène, mais il est possible d’en proposer certaines estimations depuis la séparation de la masse continentale jusqu’au stade actuel. Le plateau rocheux des Birvideaux est situé à 10.7 km à l’ouest de Quiberon. Immergé en permanence sous quelques mètres d’eau, il fait partie du « Pré-continent Breton » (Pinot, 1974), bande péri-côtière large de 5 à 15 km qui englobe toutes les îles au sud de la Bretagne de Penmarc’h au Croisic. Deux systèmes littoraux comprenant platiers fossiles, falaises, estuaires et cordons de galets ont été signalés depuis des décennies autour de l’actuel niveau bathymétrique des -30 m et autour des - 8m (Pinot, 1968, 1974 ; Delanoë et Pinot, 1974, 1977 ; Menier, 2004, p. 149). Ils correspondent à des stationnements marins assez prolongés.

L’espace insulaire des Birvideaux en tant que tel ne se dessine qu’entre les niveaux -20 et -5 mètres de la carte bathymétrique du Service Hydrographique et Océanographique de la Marine (niveaux mesurés en France à partir des plus basses mers de vives eaux - figure 2). Avec la courbe bathymétrique à -20 m, l’île mesure 5 km d’est en ouest et 3.5 du nord au sud, pour une surface approximative de 9.2 km². Avec le contour des -10 m, l’île s’est déjà réduite comme peau de chagrin, mesurant 800 sur 400 m, soit environ 0,3 km².



Évocation cartographique de l’île des Birvideaux d’après les courbes bathymétriques du Service Hydrographique et Océanographique de la Marine (SHOM - Pour mémoire, Le niveau zéro correspond en France au niveau des plus basses mers actuelles). L’île des Birvideaux n’est véritablement constituée qu’avec des niveaux marins supérieurs à -20 m sous les plus basses mers actuelles (DAO : Grégor Marchand).

La datation de la remontée des océans comporte également son lot d’imprécisions, liées à la mauvaise maîtrise des variations latérales de faciès sédimentaires dans les carottages, aux imprécisions intrinsèques de la méthode radiocarbone, à la compaction des sédiments et aux défauts de certains matériaux utilisés pour obtenir des comptages isotopiques comme les coquilles (affectées par un fort effet réservoir océanique). On rappellera aussi ici que le marnage est aujourd’hui de 5.50 m aux marées d’équinoxe à Portivy, en face de l’ile de Téviec, ce qui donne un paramètre pour estimer l’extension des estrans de l’Holocène. Puisque l’estimation du niveau marin correspond aux plus hautes mers et les courbes bathymétriques sont mesurées par rapport aux plus basses mers, il convient de se souvenir qu’un niveau marin inférieur de 5 m à l’actuel sur la courbe correspondra au zéro des cartes marines. A l’échelle de la planète, un ralentissement notable de la dynamique initiée à la fin de dernière glaciation est intervenu au milieu du septième millénaire avant notre ère, amenant les rivages autour d’une quinzaine de mètres sous l’actuel. La montée des eaux se fera plus paisible à partir de ce moment-là (Ters, 1973 ; Pirazzoli, 1991 ; Lambeck, 1997 ; Rabineau et al., 2006 ; Stéphan, 2011 ; Goslin, 2014, p. 16 ; Stéphan et Goslin, 2014 ; Stéphan et al., 2015 ; García-Artola et al., 2018).

Le stationnement marin autour des -30 m correspondrait à la fin du neuvième et au huitième millénaire avant notre ère, soit un niveau contemporain du Premier Mésolithique. C’est à la fin de ce millénaire que la terre des Birvideaux est cernée par les eaux et devient une île. Sa disparition peut être mieux estimée en s’aidant de récents travaux réalisés par P. Stéphan, fondés cette fois sur davantage de données régionales. Ils estiment le niveau marin à une profondeur comprise entre −15.5 m et −11 m sous l’actuel (profondeurs bathymétriques comprises entre −7.15 et −14.02 m) vers 6200 avant notre ère lors de l’occupation de l’habitat mésolithique de Beg-er-Vil (Stéphan in Marchand et al., 2018) : avant même le sixième millénaire et les occupations mésolithiques des habitats-nécropoles de Téviec et Hoedic, l’île des Birvideaux mesurait seulement quelques centaines de mètres de long. 
 
C’est peut-être au début du Néolithique, entre le sixième et le cinquième millénaires, que l’île fut engloutie. Évidemment, nous ne connaissons rien des couvertures sédimentaires ou végétales qui ont été déblayées au cours de la transgression marine et qui ont peut-être ralenti ce processus érosif.

Courbes bathymétriques et courbes de remontées marines aident à esquisser les contours d’une île émergée au moins du huitième au sixième millénaire avant notre ère, soit durant au moins deux millénaires. Tout reste à explorer sur ce plateau rocheux, dont quelques zones basses ont pu piéger des sédiments, de même que l’on gagnera à préciser les dates de cette insularité transitoire par des lectures plus précises des modèles numériques de terrain.

Un relai dans les mobilités maritimes du Mésolithique ?

Les côtes des actuels départements du Morbihan et du Finistère sont jalonnés de sites mésolithiques, qui nous aident à modéliser les lignes de force sociales, économiques et culturelles de ces paysages (Marchand, 2014, 2020 ; Marchand et Musch, 2013). On distinguera ici plusieurs types d’habitats sur le littoral du Morbihan, selon la nature de leurs vestiges et les activités qui y sont recensées :
  1. des habitats à structures archéologiques massives, avec niveau coquillier et cimetière, comme Téviec alors sur le continent (Péquart et al., 1937) et Port-Neuf sur l’île de Hoedic (Péquart et Péquart, 1954), 
  2. un habitat à dépôt coquillier, fosses, foyers et unités d’habitation légère, sur le continent à Beg-er-Vil (Kayser et Bernier, 1988 ; Marchand et al., 2016, 2017),  
  3. des sites insulaires sans structure massive, mais avec des dizaines de milliers de silex taillés répandus dans un niveau archéologique unique, ou juste en surface du sol actuel, comme Malvant à Houat (Rozoy, 1978), Bordelann à Sauzon (Marchand et Musch, 2013), le Gorzed à Groix (Le Guen, 2007 ; Denat, 2017) et l’île aux Moutons dans l’archipel de Glénan (Hamon et Daire, 2015),
  4. des sites continentaux proches du littoral de l’époque sans structure domestique ou funéraire lourde, mais avec des dizaines de milliers de silex taillés, comme Kerhillio à Erdeven (Rozoy, 1978), Kerjouanno à Arzon (Rozoy, 1978) ou Beg-an-Aud à Saint-Pierre-Quiberon (inédit),
  5. au Groah-Denn sur l’ile de Hoedic, un site à foyers daté du sixième millénaire avant notre ère, où le mobilier lithique est rare, dont la fonction n’est pas aisée à décrire (Large et Mens, 2017).
Fouille du site mésolithique en 2017
La fouille de l'habitat mésolithique final de Beg-er-Vil à Quiberon en 2017 (photo : Grégor Marchand).

La séparation des grandes îles actuelles de la masse continentale semble avoir été plus tardive que celle des Birvideaux, au cours du septième millénaire (Marchand, 2013). Les mobilités maritimes sont évidentes, puisque les caractères techniques et stylistiques développés sur les îles (Glénan, Hoedic, Malvant, Groix, Belle-Île) et sur le continent sont identiques, signe indubitable de contacts fréquents. 
 
Dans ce réseau de mobilité maritime, l’île des Birvideaux était inéluctablement un point d’appui apprécié situé entre 10 et 15 km des terres les plus proches, avec en outre une inter-visibilité que l’on peut vérifier aujourd’hui. Ces distances sont aisées à parcourir par mer calme en une seule journée, si l’on en croit certains référentiels ethnographiques (Ames, 2002 ; Rowley-Conwy et Piper, 2016).

Les nouveaux feux de l’île des Birvideaux

Les hauts-fonds des Birvideaux, couverts au minimum par 2.60 m d’eau, ne représentaient pas de réel danger pour les flottes de pêcheurs locaux. Il n’en allait pas de même pour les navires de fort tonnage, notamment ceux de la flotte de guerre abritée à Lorient. Il fallait urgemment en signaler les parages. La construction d’un phare à cet endroit détient le record de durée, puisqu’elle s’étala entre 1880 et 1934, victime d’aléas techniques et politiques (Fichou et al., 1999. Voir aussi http://phares-de-france.pagesperso-orange.fr/). La tour octogonale de 30 m de haut porte un feu de 10 milles de portée ; encore un feu...

Elle n’était hélas pas encore érigée lorsque le 21 décembre 1911, le trois-mâts Carl Bech immatriculé à Tvedestrand en Norvège talonna sur les roches immergées des Birvideaux, à la suite d’une rupture de gouvernail (Le Corre et Le Corre, 2003, p. 60-63). Poussé par la tempête, le navire à coque de fer dériva ensuite vers l’est et alla se briser en deux sur la Basse Saint-Clément qui prolonge la pointe de Beg-er-Vil, au sud de Quiberon. Les seize membres d’équipage périrent ; une stèle fut érigée en 1996 à l’extrémité de la pointe pour saluer leur mémoire.


Stèle commémorative du naufrage du Carl Bech à la pointe de Beg-er-Vil à Quiberon (photo : Grégor Marchand).

De manière plus plaisante, on mentionnera qu’il existe une société « Birvideaux Incendie », spécialisée dans les alarmes incendie, implantée en Touraine à Montbazon et immatriculée en 2009. L’association entre le feu et le haut-fond des Birvideaux revient encore et toujours ; gageons que ces flambées sous-marines n’ont pas fini de resurgir là où on ne les attend pas.

Le phare des Birvideaux apparait tremblotant au couchant, depuis le site de Beg-er-Vil. L’île était visible depuis cet habitat mésolithique, comme d’ailleurs du haut des falaises de Groix et de Belle-Île (Photo : Grégor Marchand).

Plusieurs manières de franchir le miroir d’eau

Le détour par le corpus folklorique qui entoure ces rochers submergés a été l’occasion de s’opposer aux interprétations littérales de mémoire transgénérationnelle au profit d’explications à chercher dans les thématiques chrétiennes régionales. Les analogies entre certains motifs de la légende et les connaissances archéologiques locales sont des convergences. Certaines sont purement fortuites, ainsi du rôle prépondérant du feu et de la couleur rouge. En revanche, les puissantes images mentales de villages engloutis sont largement partagées au sein de nos collectifs. Elles traduisent des similarités dans les processus cognitifs. Sans que s’estompent les frontières entre projections légendaires et prospectives scientifiques, cette réflexion autour d’un espace englouti montre d’emblée toute la puissance fantasmatique de la préhistoire maritime, que l’on aurait tort de laisser à distance. Sous la surface océanique, véritable miroir à fantasmes, chacun s’en va chercher une forme du passé ; les évocations si diverses trouvent parfois à s’accorder. Ce sont finalement les mêmes mécanismes psychiques qui entrainent archéologues, religieux et conteurs à franchir le miroir d’eau pour y chercher un autre-monde.

L’accès des archéologues aux mondes mésolithiques fait intervenir de longues chaines impliquant des humains et des non-humains, avec ce que cela implique de structures idéologiques qui conditionnent les questions posées et les réponses obtenues. Dans ce long cheminement, aucun archéologue de terrain ne contestera le poids prépondérant de l’organisation foncière de son époque qui lui permet ou non l’accès à une parcelle de terrain, tout comme il ne peut se dispenser des autorisations qu’il doit obtenir de multiples collectifs publics qui gèrent aujourd’hui le patrimoine et les espaces naturels. Il ne peut non plus se dispenser de communiquer auprès des habitants et la plupart du temps les équipes d’archéologues interagissent au quotidien avec eux, avec des conséquences par exemple sur l’extension ou non des travaux ou bien encore des modifications dans les échéanciers des travaux de terrain.

Au final, les résultats scientifiques obtenus n’apparaissent qu’au terme d’une série de compromis, ce qui n’enlève rien à leur valeur scientifique mais qui nous éloigne quand même furieusement de l’image (mensongère) du pur esprit scientifique libre de toutes les contingences. Le chercheur doit en permanence livrer des narrations, dont les subtiles déclinaisons et les divers niveaux de langage sont censés satisfaire ses différents interlocuteurs, les scientifiques comme les scolaires, les politiques comme les administratifs. Dans cette imbrication de mots, de choses et d’humains, la légende et ceux qui la colportent ne sont finalement que des éléments supplémentaires à prendre en compte. Les gémissements des âmes perdues des Birvideaux ont été entendus par l’archéologue et ont été convertis en un nouveau point du paysage mésolithique tel qu’on le présume actuellement ; des milliers d’autres histoires suivront qui voudront expliquer l’engloutissement du monde qui intrigue tant l’humanité.

Remerciements 

Cette enquête buissonnière a grandement bénéficié de documents fournis pas Georges Le Pessec et Martine Mangeon, ainsi que des informations avisées de Jean-Loïc Le Quellec. Que tous ces précieux érudits et passeurs de mémoire soient ici remerciés !

 

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