Écrire en archéologue ! L’image apaisante de Henry Jones Senior immergé dans son bureau au milieu des grimoires envahit immédiatement l’esprit, tandis qu’il concède à son turbulent rejeton la part la plus trépidante de l’exercice professionnel, à savoir recueillir par tous les moyens des pièces archéologiques inestimables en se gardant des nazis et de leurs affidés. On accordera à Steven Spielberg toute licence créative dans sa saga filmée des « Aventuriers de l’arche perdue ». Le père et le fils forment pourtant les deux côtés de la pièce ; aux enquêtes de terrain - les plus agitées soient-elles - doit succéder la relation ordonnée des trouvailles pour en porter la connaissance auprès des érudits ou d’un plus vaste public. A ce cahier des charges minimaliste viennent se greffer de nombreuses autres injonctions sociétales et professionnelles, dont l’évolution est rapide depuis quinze ans. Écrire en archéologue, c’est désormais se soumettre à des attentes très contradictoires : petit inventaire et quelques pistes pour ne pas y perdre son âme…
Les objectifs affichés de la publication archéologique
Le premier type de production vise à résoudre les contradictions qui vrillent la psyché de l’archéologue. Qu’il soit armé d’une truelle ou assisté d’une pelle mécanique, il détruit l’objet de son étude à mesure qu’il y travaille ; l’affaire est entendue. Même le ramassage d’un tesson de poterie en surface d’un champ va faire perdre une information spatiale intéressante, dans un domaine où ce sont les relations entre les choses, davantage que la valeur accordée à l’objet lui-même, qui confèrent le sens et qui structurent les discours. Or ce qui entraîne une large part des chercheurs sur les traces dégradées des réalités passées est justement ce désir puissant de saisir le temps, d’en stopper le cours, de garder témoignage, de se convaincre en part intime que le flot n’emporte pas tout ; « Car le passé ne parvient jamais jusqu’au présent comme une simple information sur un état ancien. Le présent est lui-même travaillé par le passé, qui continue à l’habiter. Et le passé, comme une véritable matière plastique qu’il est, est sans cesse remodelé, imaginé et réinventé par le présent » (OLIVIER Laurent, 2018 - Le Pays des Celtes. Mémoires de la Gaule. Paris : Éditions du Seuil, p. 81).
Le poids de la contradiction est énorme ; elle s’apaise en partie par l’écriture d’une relation précise et ordonnée des observations, la très-sainte-monographie, lourdement chargée de dessins et de photographies, parce que l’on ne peut pas coller des morceaux de poterie entre les feuilles, ni y insérer directement des murs ou des morts. Avec cette mise à distance nécessaire de la matière archéologique, nait une frustration ; l’espace ou la dynamique sédimentaire perçus sur le terrain restent ainsi impossibles à bien restituer. Autre aspect important à souligner : cette restitution par l’écrit est collective. Dans l’ouvrage sont juxtaposées des contributions de tous les spécialistes intervenants sur les matériaux exhumés ou leur contexte, géomorphologues, bio-archéologues, anthropologues physiques, technologues ou « dateurs » (par les méthodes radiométriques comme le radiocarbone ou l’OSL), pour ne citer que les plus fréquents… ; les styles diffèrent en fonction des pratiques de chaque champ disciplinaire, mais avec une constante prépondérance des descriptions vétilleuses. Un livre donc pour conjurer la destruction du patrimoine…
Le second type de production vise à l’élaboration des outils d’analyse chronologique et culturelle, ce sont les ouvrages à vocation classificatoire, atlas, inventaire, typologie, cadre chrono-stratigraphique…
Le troisième type est l’aboutissement des deux autres, l’écriture d’une histoire, que ce soit celle des peuples sans écriture ou bien celle des segments de la société d’ordinaire absents des documents écrits. « Le Paléolithique du Limousin » ou « La Gaule romaine » détailleront l’assemblage des faits observés, séries de preuves matérielles garantissant l’approche scientifique, pour ensuite raconter les faits et gestes de ces humains dans un style plus littéraire.
Jusqu’aux années 1980, ces trois produits éditoriaux existaient sur des modèles économiques fragiles avec des diffusions confidentielles et un réseau de bibliothèques publiques pour porter la mémoire. Les érudits eux-aussi affichaient ces ouvrages dans leurs étagères. L’édition était le plus souvent le fait des sociétés savantes animées par des bénévoles, plus rarement celui d’éditions totalement contrôlées par l’État, que ce soit par l’entremise du Ministère de la Culture (comme les Documents d’Archéologie Française dans les années 1990) ou bien par celui du CNRS (ainsi des revues Gallia et Gallia-Préhistoire).
Et puis tout a explosé...
L’archéologie métropolitaine a connu au cours des années 1990 un développement des fouilles préventives qui a généré la découverte de milliers de nouveaux sites archéologiques, désormais exploités sur de très vastes surfaces avec des moyens financiers sans commune mesure avec ceux de l’ère précédente. Au même moment, le nombre de ces acteurs bénévoles s’effondraient, les acteurs de l’archéologie préventive s’émancipaient des cénacles universitaires et les instances gouvernementales ne parvenaient pas à développer en quantité suffisante les moyens d’édition. La production des monographies de site reste certes encore la norme, mais elle ne parvient pas à couvrir l’éruption des données. La norme est devenue le rapport, dont curieusement la dénomination administrative change régulièrement comme pour dissimuler une gêne (Document Final de Synthèse, Rapport Final d'opération, Rapport d'opération). Il est moins abouti dans sa forme que la monographie, mais tous deux partagent évidemment le même style très descriptif. Il est parfois mis directement en ligne (par exemple sur la « Bibliothèque numérique du service régional de l'archéologie »), ce qui coupe l’herbe sous le pied des autres formes de diffusion.
En parallèle de cette évolution phénoménale de l’archéologie métropolitaine, mais cette fois dans les universités et organismes nationaux de recherche, la diffusion des découvertes et travaux archéologiques s’est alignée sur des normes internationales, avec l’anglais comme unique langue véhiculaire. La publication dans cette langue dans des articles de revues à comité de lecture international (dits ACLI), indexées par des groupes privées (Web of Knowledge/Thompson Reuters, SCOPUS/Elsevier), est le nouveau Graal. Forts de quelques pages seulement, les articles ainsi publiés ne permettent évidemment pas de détailler les données ; leur vocation patrimoniale est nulle, mais leur potentiel de diffusion est décuplé, d’autant que des chargés de communication et les auteurs eux-mêmes en annoncent la parution sur tous les réseaux sociaux. Impossible de s’en détourner, puisque ces normes président au recrutement des jeunes chercheurs dans les institutions de recherche comme le CNRS et dans une moindre mesure ensuite dans l’évaluation des chercheurs en poste. Ces normes conditionnent également l’appréciation des projets de recherche auprès des organismes de financement nationaux (type ANR) ou internationaux (type ERC), en d’autres termes le soutien aux travaux voire le salaire des chercheurs eux-mêmes.
Rapports et ACLI sont désormais les pôles opposés dans lesquels trouvent à s’exprimer l’écriture de l’archéologue ; les autres modes de production subsistent, mais dans des systèmes de valeurs renouvelés.
Écrire dans un réseau social
Autrefois, le choix entre un article de revue et un ouvrage autonome était fonction de l’importance supposée du sujet traité, mais aussi des connexions de l’archéologue avec des supports éditoriaux. L’appartenance à des sociétés savantes et la participation à ses activités imposaient également des règles de rédaction particulières : les revues d’avant-guerre foisonnent de ces comptes-rendus de découvertes et d’excursions, mais aussi de discussions et parfois de querelles formellement très normées. Le partage d’un champ lexical spécifique garantissait la précision des informations, tout en produisant un entre-soi recherché. Dans la tradition de la recherche préhistorique française, l’écriture se devait de répondre à un type naturaliste, descriptif, avec une succession logique d’arguments, suivie de conclusions très mesurées.
Les codes de construction du discours scientifique restent aujourd’hui les mêmes, mais la structuration des textes a bien changé. Pour la rédaction des rapports, les services archéologiques du Ministère de la Culture produisent régulièrement des canevas aux rubriques de plus en plus détaillées, qui semblent destiner à normaliser le discours, comme pour écarter la personnalité encombrante de l’archéologue (qui est d’ailleurs devenu un « responsable d’opération », terme plus neutre et déclinable dans bien des domaines de la vie économique).
Pour les praticiens de l’archéologie dite programmée (celle initiée par un programme de recherche), les normes rédactionnelles sont nettement moins contraignantes ; le style littéraire reste cependant imprégné des procédures des sciences naturelles. A l’autre extrémité du spectre, la publication sous forme d’ACLI doit respecter la forme IRMD (Introduction, Method, Results, Discussion), avec en plus un mode de présentation hypothético-déductif assez étranger aux pratiques usuelles des archéologues francophones. Les résultats doivent impérativement répondre à des problématiques scientifiques ou sociétales très amples. Ces articles se pareront de « high-lights », quelques points saillants proposés en prolégomènes : efficace !
Le choix de s’exprimer dans l’un de ses supports n’en est généralement pas vraiment un, car tant les archéologues préventifs que les jeunes universitaires ont ordre de produire des écrits dans leurs types de support respectifs : de manière certes triviale mais bien palpable, leur salaire, leur mode de vie et leur statut social en dépendent. Pour produire un ACLI, l’usage de l’anglais est évidemment un grand obstacle, à valeur sélective d’ailleurs puisque les étudiants préfèrent parfois écourter leur carrière académique plutôt que d’y sacrifier. Pour les autres, c’est le règne de la combine pour obtenir une relecture par un « native speaker » ou des crédits pour une traduction. En termes de style d’écriture, les contraintes sont réelles, qui forcent souvent à simplifier les discours ou à dénaturer les propos pour en faciliter la traduction.
Le système de valeurs qui préside au choix de la revue ciblée est en partie tacite et donc sujet à bien des effets de mode. Mais ces codes sociaux se sont parés d’évaluations quantifiables, chères au néo-libéralisme ambiant. Des listes de revues sont émises suivant différents critères, qui peuvent être bibliométriques - avec des chiffres qui signalent l’impact attendu sur les lecteurs - ou bien juste référées aux normes éditoriales (comité de lecture, taux de refus, …). A l’heure actuelle - à l’hiver 2020 - la communauté des archéologues semble tourner franchement le dos aux impacts bibliométriques, tant dans les évaluations que dans les recrutements, pour lui préférer un simple décompte du nombre d’ACLI.
On évoquera ici dans ce paysage éditorial en mutation un autre type de support pour les écrits des archéologues, les actes de colloque, qui connaissent actuellement des turbulences. On le sait, ces rencontres sont l’émanation d’un collectif de chercheurs réunis autour d'une problématique commune, souvent sur des bases chronologiques pour les archéologues. Les organiser est relativement aisé, les publier est une autre paire de manche, car ils impliquent un lourd travail éditorial et la recherche de crédits pour l’édition. Très courue dans les années 1990 et 2000, la participation à des actes internationaux a largement perdu de son lustre, alors que la manifestation correspondante reste goûtée (un attrait des voyages tous frais payés ?) : les jeunes chercheurs se détournent alors de leur phase de publication pour privilégier les ACLI. L’écriture de l’archéologie fait aujourd’hui moins cas de ces ouvrages collectifs qui entendaient faire un état de l’art et où il était pourtant de bon ton « d’en être » il y a encore une vingtaine d’années.
« Parlez-nous de nous »
Nous avons pour l’instant traité de l’écriture de l’archéologue à destination des pairs, le terme pouvant être étendu à un public érudit amateur ou professionnel. Il existe en effet une forte demande sociétale faite à l’archéologue, qui se mesure aisément lors d’une opération porte-ouverte sur un site ou lors d’une conférence. Un discours aux normes naturalistes usuelles a pourtant toutes les chances d’entrainer le désintérêt rapide de l’auditoire ; si l’on goûte l’exercice, il faut accepter de produire un récit. Au Préhistorien, on réclamera un discours sur les origines ; la société laïque en est férue. L’éminent spécialiste pourra saupoudrer son discours de références au patrimoine local, le « kilomètre affectif » qui fait partie de l’existence de chacun.
Il saura surtout faire taire ses doutes concernant la trame du récit qu’il propose, notamment sur la contemporanéité des faits ainsi assemblés. Dans l’immensité du temps étudié, il est très rare que le préhistorien dispose d’habitats strictement contemporains : comment alors relier les points pour coudre une histoire digne d’intérêt ? Il faut atténuer ou masquer ses doutes. Comment ensuite prétendre que ce polissage du discours ne contamine par parfois, comme un effet de boomerang, le discours scientifique émis dans la pratique professionnelle quotidienne ? C’est une question que chacun devrait se poser. L’archéologue au service de la société ne peut pas toujours éviter le « hors piste », une sorte de licence poétique qui l’entraine bien loin de ses textes nimbés de doutes ; c’est la rançon de l’intelligibilité.
Une écriture à la carte
Les écritures de l’archéologie traduisent la diversité des réseaux sociaux qui s’intéressent à cette discipline. Les acteurs de l’archéologie universitaire et de l’archéologie préventive - privée ou publique - sont parfois unis dans des unités mixtes de recherche (UMR du CNRS), mais il s’agit le plus souvent d’un affichage de façade, qui dissimule à peine la profonde césure de la discipline. Ecrire l’archéologie dans un rapport n’entretient plus que de vagues rapports avec la production des ACLI. L’objectif du texte, sa construction et la langue même diffèrent radicalement. Les références bibliographiques dénoncent également des champs de savoir totalement déconnectés (la plupart des rapports de l’archéologie préventive ne citent que d’autres rapports ; il en va de même pour les ACLI, qui ne se réfèrent qu’aux articles équivalents, en anglais). Les revues en langue française et surtout les actes de colloque proposent encore des espaces de discussion communs, mais les jeunes universitaires tendent à les délaisser.
Descriptions austères des faits archéologiques dans les rapports, articles aux normes internationales et textes destinés au large public francophone représentent trois types d’écrits d’archéologues très différents, qui pourtant prétendent traiter des mêmes objets. Il serait faux de croire que l’on peut passer sans dommage de l’un à l’autre. L’émission d’un discours n’est pas anodine, il en subsiste comme des échos d’un écrit à l’autre. Il faut donc à chaque fois prendre le temps de réfléchir aux codes et attentes du réseau visé, tout en gardant comme préoccupation la nécessaire documentation des traces archéologiques que l’on efface. Nos contemporains somnolent en parcourant ces textes, mais les humains du futur nous en seront reconnaissants !
Article publié dans cet ouvrage :
Marchand G., 2021 - Écrire en archéologue, in : Le Bart C. et Mazel F. (dir.), Écrire les sciences sociales, écrire ensciences sociales, Rennes, Maison des Sciences de l'Homme en Bretagne /
Presses Universitaires de Rennes, p. 90-97.