Usage des roches du Massif armoricain à la Préhistoire

Si dans l’imagerie populaire, l’homme de la Préhistoire est associé au silex, cette représentation apparaît comme particulièrement réductrice à la lumière des travaux récents. Hors des bassins sédimentaires, il n’y aurait donc pas de salut ?

A la diversité des conditions géologiques sur le Massif armoricain répondent autant d’adaptations des méthodes de production des outillages en pierre. À certaines époques, des groupes ont privilégié les roches siliceuses locales, au prix parfois d’une métamorphose de leurs outils et de leurs techniques ; d’autres ont abandonné leurs instruments traditionnels, dont la fabrication fut jugée trop malaisée, pour en développer de nouveaux adaptés aux structures des roches et à leurs comportements mécaniques. 




A l’inverse, des communautés ont établi des réseaux efficaces d’importation à longues distances, qui leur ont permis de fabriquer un outillage suivant les normes techniques en vigueur ailleurs sur le continent au même moment. Tous ces choix permettent aujourd’hui de caractériser ces sociétés du passé non plus seulement par le style de leurs outils ou par leurs techniques, mais plus largement par leurs comportements économiques. La multitude de paramètres en jeu dans ces orientations techniques et économiques n’a donc pas grand-chose à voir avec la notion simpliste de déterminisme géologique, mais nous entraîne vers une compréhension de l’histoire humaine en termes comportementaux.

Identification des roches taillées

La coexistence de zones géologiques aux potentiels distincts crée un différentiel géologique, conçu comme un champ de forces dans lequel vont s’exprimer les systèmes techniques contemporains. Les roches y sont déplacées nécessairement puisque, depuis la plus lointaine Préhistoire, les activités humaines ne sont pas liées aux gîtes géologiques. Dans certaines zones du globe, la contigüité de massifs cristallins et de bassins sédimentaires a multiplié les opportunités d’obtenir des roches siliceuses aux propriétés très distinctes, tout en permettant aux sociétés de développer des réseaux d’acquisition et de diffusion complémentaires et originaux ; le différentiel géologique y est alors plus marqué et devient un objet de recherche fondamentale. Une zone de différentiel géologique a également une profondeur, étroitement dépendante des capacités de transport des groupes concernés, ou pour utiliser un autre terme appliqué d’ordinaire par les géomorphologues aux cours d’eau, selon la compétence des réseaux de diffusion.


Sources primaires reconnues de certaines matières premières utilisées pour l’outillage ou la parure dans l’Ouest de la France, du Paléolithique inférieur au Néolithique récent. Les noms d’usage des sites (lieu-dit, commune ou «pays») les plus courants parmi les archéologues ont été retenus ici.  Grès éocène et quartzites (1 : baie de Douarnenez, 2 : Kervouster, 3 : le Moulin-du-Pont ; 4 : Kercou ; 5 : le Bois-du-Rocher ; 6 : Montbert ; 7 : Les Essarts). Ultramylonites et cataclasites (8 : Creac’h Mine Bihan et Kerboudou ; 9 : Loc-Ivy ; 10 : la Villeneuve ; 11 : Keriou-Saint-Maur et Languidic ; 12 : Mikaël et le Cosquer). Roches métamorphiques diverses (13 : calcédoine du Clos ; 14 : microquartzite de la Forest-Landerneau ; 15 : jaspe de Saint-Nazaire ; 16 : calcédoine de l’Île-d’Ars ; 45 : calcédoine de Marzan ; 46 : calcédoine de Coët-Stival). Roches métamorphiques destinées à la fabrication d’anneaux (17 : chloritite de Ty-Lan ; 18 : schiste tacheté du Pissot ; 19 : Lannuel ; 20 : île de Groix ?). Phtanites (21 : Chapelle-Rudunos ; 22 : Kerhuellan ; 23 : Coutances ; 24 : la Sauzinière ; 25 : Lamballe). Silcrètes (26 : la Merlière ; 27 : Kerchilven). Fibrolites (28 : Plouguin ; 29 : Le Conquet ; 30 : Port-Navalo). Roches magmatiques et métamorphiques (31 : méta-hornblendite de Pleuven ; 32 : métadolérite de type A de Plussulien ; 33 : dolérite de Jersey ; 34 : dolérite de Saint-Germain-le Guillaume ; 35 : quartz filonien de Roc’h Gored ; 36 : Microgranite, tufs et dolérite de Ploubazlanec). Silex (37 : les Moutiers-en-Retz ; 38 : Cinglais ; 39 : Rî-Ronais ; 40 : Rânes ; 41 : Vion ; 42 : Thouarsais). Opale résinite (43 et 44). (DAO : G. Marchand - Sources : Forré et Blanchard, 2003 ; Marchand, 1999 ; Yven, 2004 ; Pailler, 2007 ; Tsobgou Ahoupe, 2007 ; lithothèque PETRA - UMR 6566).

Si l’on connaît désormais plusieurs dizaines de roches utilisées par l’homme dans l’Ouest de la France, les lieux d’extraction restent le plus souvent mystérieux, de même que les techniques qui y furent développées. La modestie des traces, leur indécision et leur destruction lors des exploitations ultérieures sont souvent en cause dans cette méconnaissance, mais il semble bien y avoir aussi une part de négligence des archéologues, davantage sensibles à des objets de recherche plus prestigieux. 



Front de la carrière implantée sur l’affleurement de métadolérite de type A de Roc’h-Pol, près du village de Sélédin à Plussulien (Morbihan), fouillée dans les années 1960 par C.-T. Le Roux. L’exploitation de la roche destinée à la fabrication de haches néolithiques s’est faite en partie par le procédé de l’étonnement, ce qui explique la morphologie tourmentée de l’affleurement actuel. Eclats et ébauches de haches sont innombrables  aux alentours et témoignent de l’intensité de la production exportée dans tout l’Ouest de la France au quatrième et troisième millénaires avant notre ère (photographie : G. Tournay).

Statut des roches taillées

 La question se pose d’un éventuel ethnocentrisme ou plutôt d’un « silexocentrisme » : la référence au silex est-elle un « étalon-or » actuel uniquement révéré par les Préhistoriens ou revêt-elle une quelconque réalité durant le passé ? La réponse ne peut qu’être émise à l’issue d’une analyse systémique des productions, avec des réponses probablement différentes suivant les époques concernées.

Nous proposons de distinguer trois gammes principales selon leur position dans le système technique : 
  1. les roches complémentaires sont intégrées dans le système technique pour réaliser d’autres activités,
  2. les roches de substitution suppléent à l’absence de silex et remplissent les mêmes fonctions, avec ou non une adaptation des méthodes de débitage,
  3. les roches socialement valorisées est une expression qui désigne les biens – et ici par extension les matériaux exceptionnels ou non qui les constituent - trouvés notamment en contexte funéraire ou en dépôts rituels.
Sur ces bases, il est alors normal qu’une roche change de statut au cours du temps : la dolérite est une roche de substitution au Paléolithique et une roche complémentaire au Néolithique.

Adoption d’une roche


C’est le besoin technique qui déclenche l’interaction entre l’homme et la matière. La roche n’acquiert son statut technique et social qu’à trois conditions : 



  1. une identification de son intérêt et de son adaptabilité au projet technique, ce qui implique un certain niveau de connaissances géographiques et mécaniques, mais aussi une adaptation des normes culturelles et une certaine valorisation de la roche, faute de quoi elle ne serait pas prise en compte,
  2. une visibilité effective des roches, qui peuvent en effet être dissimulées par la végétation ou des dépôts sédimentaires naturels, une accessibilité vérifiée par des prospections adaptées, par les contacts et les échanges, au hasard d’une chasse ou encore par la tradition,
  3. une autorisation d’accès au gîte, lorsque celui-ci est contrôlé par un autre groupe, paramètre qui dépend des relations géopolitiques plus générales ; cet accès est soit direct, soit indirect par le jeu des échanges ce qui induit des possibles termes de compensation.


  
Processus d’intégration d’une roche locale dans un système technique, à l’échelle du territoire usuel d’un groupe préhistorique ou protohistorique, en quatre étapes dépendantes de plusieurs paramètres environnementaux, culturels ou sociaux. Le besoin technique ne peut s’exprimer que par les standards culturels, comprenant entre-autres les connaissances techniques et la représentation mentale de l’outil. Les standards culturels sont également dépendants de l’organisation de la société. L’accès au potentiel géologique dépend à la fois du recouvrement des gîtes (géomorphologie) et des relations avec les groupes voisins (géopolitique) (DAO : G. Marchand).

Usage différentiel des roches


Au Paléolithique et au Mésolithique, la mobilité des groupes sur le territoire devait prendre en compte l’absence ou la rareté des roches siliceuses, la répartition archéologique de ces dernières étant la résultante de ces contraintes.
Le Paléolithique ancien et moyen breton se distingue par des industries dites mixtes (Monnier, 1980, Huet, 2009), associant le silex issu exclusivement de galets littoraux à une autre roche : la dolérite à hauteur d’un tiers des pièces à Goaréva (Île-de-Bréhat, Côtes d’Armor), le quartz pour les trois-quarts à Roc’h Gored (Carantec, Finistère), le tuf kératophyrique également pour les trois-quarts de l’industrie à la Trinité Nord (Ploubazlanec, Côtes d’Armor) ou encore les grès éocènes au Bois-du-Rocher (La Vicomté-sur-Rance, Ille-et-Vilaine) et à Kervouster (Guengat, Finistère). La part de ces roches autres que le silex disparaît presque au Paléolithique supérieur.
Exemple de bloc d'ultramylonite (Languidic, Morbihan), une roche presque exclusivement taillée à la fin du Mésolithique en Bretagne (@G. Marchand)
Le Mésolithique apparaît comme l’apogée dans l’usage de nombreuses roches issues du Massif armoricain. Trop tenaces ou affectées d’innombrables failles et plans de clivages, elles ne permettent pas d’obtenir de manière récurrente des lames ni des lamelles. Ces roches ont pourtant été utilisées, avec des méthodes originales comme le débitage discoïde pour les roches métamorphiques à plan de clivage parallèles. Les contraintes mécaniques ou volumétriques entrainent des changements techniques comme la diminution des dimensions de tous les produits débités, même ceux en silex, une part laminaire et lamellaire moindre et une faible régularité des produits. S’opposent ainsi des points modifiables dans les normes techniques et un aspect non négociable qui est l’acquisition à longues distances par l’importation ou les échanges. Ces adaptations ont une conséquence majeure en termes stylistiques, les outils mésolithiques bretons étant souvent décrits comme peu réguliers ou « heurtés ».
Lames en cataclasite de Mikaël, taillées à la fin du Mésolithique (@G. Marchand)


Méthode de production de supports selon les roches. Ces dernières sont classées de haut en bas suivant leur ténacité (d’après Marchand et Tsobgou Ahoupe, 2007)
Au Néolithique, certaines communautés humaines ont su faire fructifier le patrimoine géologique local pour assurer une exportation massive de leurs produits. Les occupants des bassins sédimentaires ont ainsi développé des minières et des ateliers de silex permettant d’approvisionner les zones dépourvues de cette matière ; à l’inverse, haches en roches métamorphiques ou bracelets de schiste étaient produits sur les massifs cristallins et largement diffusés au-delà. C’est donc le système formé par ces zones géologiques voisines et distinctes qui constitue un champ de recherche scientifique original et novateur, à la croisée des disciplines (pétrographie, mécanique, technologie lithique). 

Conclusion

Plusieurs concepts sont des outils de réflexion importants concernant les économies des matières premières : potentiel géologique, différentiel géologique, compétence des réseaux, intensification de la production, roche complémentaire, roche de substitution, roches socialement valorisée, mode d’exploitation, transport à longues distances, acquisition intégrée. Leur efficience réelle doit maintenant être testée par des applications archéologiques, qui passent par une meilleure sériation des productions.

Quelques références

Huet B., 2009 - Les industries à composante lithologique mixte au Paléolithique moyen dans le Massif armoricain (France) : mise en évidence d'un comportement économique spécifique, in Sternke F., Eigeland L. et Costa L.-J., Non-Flint Raw material use in Prehistory. Old prejudices and new directions, BAR International Series 1939.

Marchand G., 2012 - Différence de potentiel géologique entre Massifs cristallins et Bassins sédimentaires, In : Marchand G. et Querré G. (dir.) 2012 - Roches et sociétés de la Préhistoire entre massifs cristallins et bassins sédimentaires. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, collection « archéologie et culture », p. 11-30.

Marchand G., 2014 – Préhistoire atlantique. Fonctionnement et évolution des sociétés du Paléolithique au Néolithique. Arles : Éditions Errance, 520 p.

Marchand G. et Tsobgou Ahoupe R., 2007 - Comprendre la diffusion des roches au Mésolithique en Bretagne : analyse structurale des matériaux et variabilité technique, Archéosciences, 31, p. 113-126.

Marchand G. et Tsobgou Ahoupe R., 2009 - What shall we leave behind ? From the mechanical analysis of rocks to stylistic variability in the Mesolithic of Brittany. In : Sternke F., Eigeland L. et Costa L.-J., Non-Flint Raw material use in Prehistory. Old prejudices and new directions, BAR International Series 1939, p. 233-240.

Marchand G. et Querré G. (dir.), 2012 - Roches et sociétés de la Préhistoire entre massifs cristallins et bassins sédimentaires. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, collection « archéologie et culture », 512 p. - ISBN : 978-2-7535-1781-3.

Monnier J.L., 1980 - Le Paléolithique de la Bretagne dans son cadre géologique. Travaux du Laboratoire d'Anthropologie, Rennes.

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